Ami Lecteur, tu dois trouver que je ne te parle pas beaucoup de ma classe ces temps-ci... C'est, vois-tu, qu'à chaque fois que je parle d'un
élève, que je décris le comportement, les souffrances d'un enfant, j'ai toujours un temps d'hésitation ; parce que, malgré l'anonymat de rigueur dans ces pages, je livre sur la place publique l'intimité d'un petit.
J'aime partager mes impressions avec toi, rire pour desserrer les dents, m'étonner, comprendre. Mais je reste habitée par l'inquiétude de ne pas en faire trop, de ne pas livrer inconsidérément des situations qui devraient être réservées à la sphère professionnelle. Et finalement, n'être plus motivée que par le besoin de nourrir ce blog et satisfaire ses lecteurs... Tu vois ?
Oui, je sais, toi, tu serais plutôt pour être satisfait.
Mais moi, je me surveille.
Laisse-moi néanmoins te parler d'A.
A. est un petit garçon aux yeux et aux cheveux noirs, qui est arrivé cette année dans notre école en CP, comme un bon tiers de cette classe.
A. a été adopté par sa mère, qui pourrait être sa grand'mère. Elle a, par ailleurs, une fille aînée qui a elle-même un petit garçon de l'âge d'A. C'est pour dire...
Un jour, il y a quelques années la mère d'A. s'est dit : tiens ! Et si j'adoptais un garçon ? Et sa fille, jeune mère, a dit : Oui, tiens ! J'aimerais bien avoir un petit frère !
Et hop ! Un petit tour en Afrique du nord d'où elle est originaire, et elle revient avec un petit garçon très calme dont le regard triste a déterminé son choix.
A., depuis qu'il est dans notre classe, trouve que tout est difficile. Il préfère nettement jouer dans la cour à la bagarre, la fausse pour du beurre, ou la vraie qui fait mal.
Il faut dire que nous, A., on ne l'a jamais vu très calme ! En classe, soit il est rencogné dans un coin, le pouce vissé dans la bouche, soit -le plus souvent- il se ballade, s'installe dans des groupes qui ne sont pas le sien, disparait et reparait comme par magie, se glisse sous les tables...
A. a développé depuis quelques temps des stratégies étonnantes pour échapper au travail, quelque en soit la forme ! La plus simple étant de refuser purement et simplement de s'asseoir à sa place !
"Quoi ! J'ai retrouvé les cartes [ndlr "pokemon"] de Raf, et il faut que je travaille en plus, s'exclame-t-il vendredi, alors que nous revenons de récréation ?!!!"
Là, il faut que je t'explique.
A. ne peut pas DU TOUT résister à la tentation de posséder ce que les autres ont.
Tout y passe : les feutres, les crayons, les gommes, les billes et... les cartes !
Il est très fort : il suffit d'une minute d'inattention pendant le temps de classe pour que, sans l'ombre d'un doute, un enfant vienne te voir en pleurs au moment de mettre son manteau : ses chères cartes toutes neuves ont disparu de sa poche ! Sa trousse de billes est retrouvée vide !
Au début, on a essayé de parler à A. De le raisonner. De lui faire comprendre : on peut désirer quelque chose sans nécessairement se l'accaparer. On peut même demander à l'autre enfant de prêter ses cartes ou ses billes, pour jouer ensemble pendant la récréation.
On s'est fâchées aussi. Un peu. Pour qu'il comprenne qu'il franchissait une limite interdite.
Rien à faire.
Alors maintenant, quand quelque chose disparait, j'appelle A., et je lui dis, invariablement :
"Dis voir, A., toi qui es si fort pour retrouver les choses, tu pourrais retrouver les cartes de Raf : regarde, il est si triste de ne plus les avoir..."
Et invariablement, A. se précipite d'un pas léger et reviens dans la minute apporter fièrement les cartes qu'il a "retrouvées".
D'où la remarque citée plus haut :
- Allez, A. Viens à ta place et mets-toi au travail.
- Quoi ! J'ai retrouvé les cartes de Raf, et il faut que je travaille en plus ?!!!
- Bah, oui ! A. ! Tu ne seras pas "Trouveur de cartes" plus tard, c'est pas un métier, ça !"
...
:o)